Le Soir: "La Belgique a bien voulu livrer Kimyongur"

Le rapport annuel du Comité R (surveillance des services de renseignements) confirme que la Belgique a bel et bien voulu livrer l’un de ses ressortissants, Bahar Kimyongur, à la Turquie en contravention avec toutes les règles de droit.

En septembre 2006, Le Soir révélait qu’une réunion secrète a rassemblé le 26 avril 2006 au centre de crise du ministère de l’Intérieur 25 magistrats et fonctionnaires représentant la Justice, l’Intérieur et les services du Premier ministre. Cette réunion concernait le sort à réserver à Bahar Kimyongur, un ressortissant belge sympathisant de l’organisation d’extrême gauche turque DHKP-C, condamné à quatre ans ferme par le tribunal correctionnel de Bruges.  Un mois plus tôt, «un service de renseignements ami» (ndlr : les services secrets turcs, selon nos informations), note le rapport, indique que Kimyongur est susceptible de prendre la fuite et de se soustraire à son procès en appel à Gand. La Sûreté ne croit pas en cette éventualité. L’information remonte à la ministre de la Justice et au parquet fédéral qui organisent la fameuse réunion secrète du 26 avril. Au cours de celle-ci, il est demandé que l’OA3 (la police antiterroriste) et le Parquet fédéral prennent contact avec le parquet néerlandais en vue de procéder à l’arrestation de Kimyongur, qui doit se rendre à un concert aux Pays-Bas, et de permettre ainsi sa livraison à la Turquie qui a délivré un mandat d’arrêt international.

 

Le compte-rendu de cette réunion est modifié à la demande du Parquet fédéral, car l’illégalité de l’opération a été soulignée par plusieurs participants –la Belgique ne pouvant livrer un de ses ressortissants à un pays étranger. Dans un compte-rendu, non amendé par le Parquet fédéral, l’un des agents de la Sûreté note : «Une solution serait d’organiser une surveillance avec l’espoir qu’il (Kimyongur) se rende aux Pays-Bas. La police néerlandaise pourrait être susceptible de l’intercepter et de le mettre, le cas échéant, à la disposition des autorités turques». Des membres de la Sûreté présents se sont offusqués de ce procédé illégal. L’un d’eux, déposant devant le Comité R, a ainsi exprimé son étonnement :  «Le scénario proposé lors de la réunion de crise était machiavélique !».En exécution des décisions de cette réunion, la police anti-terroriste et la Sûreté ont mis en place une surveillance sur Kimyongur. Leurs homologues néerlandais étaient tenus au courant. Et le Parquet fédéral, selon le rapport, demande au juge d’instruction chargé de l’enquête sur la disparition de la militante Fehryie Erdal, de délivrer un mandat à la DSU (unités spéciales de la police fédérale) lui permettant d’effectuer une «observation transfrontalière». Durant toute l’opération, les services turcs et néerlandais sont tenus au courant par leurs homologues belges. Et c’est ainsi que la voiture de Kimyongur fut interceptée par une voiture banalisée de la police néerlandaise. Son extradition vers la Turquie fut finalement refusée.

 

Dans son rapport, le Comité R exprime des doutes sévères : «La prétendue finalité judiciaire de l’opération suscite des questions», écrit le Comité R qui déplore que «la Sûreté n’ait pas effectué d’analyse juridique sérieuse sur la légalité de sa mission». Il relève que «les services de renseignement ne sont pas légalement compétents pour observer des personnes». Son rapport s’interroge aussi sur la légalité de la transmission par la Sûreté à l’AIVD (les services néerlandais) de données personnelles relatives à un ressortissant belge. Des renseignements sur le déplacement de M. Kimyongur, selon nos informations, ont également été transmis aux Turcs.

La ministre de la Justice de l’époque Laurette Onkelinx avait démenti l’intention de la Belgique de livrer Kimyongür à la Turquie en le livrant d’abord aux Néerlandais. Le rapport de la Sûreté la dément. Le débat parlementaire sur cette affaire d’Etat n’a jamais eu lieu. «Anne-Marie Lizin, alors présidente du Sénat, n’a jamais voulu réunir une commission à ce sujet», déplore la sénatrice MR Christine Defraigne.  

 

Le SOIR, mardi 22 janvier 2008

Marc METDEPENNINGEN